Il est 9h00 quand je quitte la chambre d'hôtes de Saint-Launeuc. Je pars tôt aujourd'hui car l'étape est longue d'une trentaine de kilomètres. Je redoute un peu cette longue marche mais ce n'est pas faute d'avoir étudié toutes les possibilités d'une étape plus courte. La chambre d'hôtes la plus proche sur mon parcours pour ce soir est à La Chèze et il faudra bien parcourir ces 30 kilomètres pour l'atteindre !
Je quitte le couple qui m'a hébergé cette nuit en pleine forme. Comment ne pas l'être après un petit-déjeuner aussi tonique : confitures et pains de campagne faits maison, jus de fruit, crêpes et far breton (la fameuse spécialité du pays qui s'apparente à un clafoutis aux pruneaux), bref plein de bonnes choses pour partir du bon pied.
En sortant du village, sur une cinquantaine de mètres, une dizaine de vélos datant des années 50 s'affichent debout le long du bas côté, témoins du départ la veille de la seconde étape du 50° Tour de Bretagne cycliste. Comment un si petit village de 200 habitants a t-il pu accueillir le départ d'une étape d'une telle compétition ? La réponse m'est donnée par des villageois. Un complexe touristique d'envergure créé récemment au sein du village est le parrain financier de ce départ étape du Tour de Bretagne à Saint-Launeuc. L'arrivée de ce centre de tourisme a profondément divisé les villageois. Des tensions sont apparues entre les « pour » et les « contre ». Pris en tenaille, le maire de l'époque a dû démissionner. Des habitants me parlent de l'esprit bon vivant et de partage qui existait avant l'arrivée de ce complexe. Cet esprit a disparu faisant place à deux clans qui s'opposent. En creusant un peu, il s'avère que la décision d'implantation de ce complexe s'est faite sans consultation de la population. Encore une fois, je constate ce que j'ai déjà noté de nombreuses fois au cours de cette marche, les décisions prises « d'en haut » sans dialogue avec les personnes concernées sont à l'origine de discordes et de divisions. Tout dernièrement, un petit groupe d'habitants a déposé plainte au tribunal en réaction à l'installation d'un chenil de 180 chiens de chasse à courre, propriété de ce complexe touristique. Et le 24 avril dernier, 3 jours avant mon passage dans ce village, le tribunal a décidé l'arrêt de l'exploitation de ce chenil. David a gagné face à Goliath, renforçant les divergences entre les « pour » et les « contre ».
Je laisse ces tristes querelles derrière moi et quitte le village par la route menant à Saint-Vran. Une dizaine de kilomètres sur asphalte m'attend avant de rejoindre le sentier du GR situé plein ouest. La départementale monte et descend au gré des vallons. Calme total. Je marche au milieu de la route, seul emplacement où les pieds droit et gauche sont au même niveau, favorisant une marche agréable et sans difficulté. De temps en temps, j'entends derrière moi un engin agricole qui s'approche. Je me rabats alors sur le bas-côté gauche pour le laisser passer et reprends aussitôt ma marche au centre de la route.
Après quelques kilomètres de marche, à l'approche de Saint-Vran, je suis sur une hauteur. Je me retourne et découvre très au loin, à l'est, le pylône émetteur planté sur la colline de Bécherel, village où je m'étais arrêté pour l'étape 64. Mon gps m'indique que le pylône est situé à 38 kilomètres à vol d'oiseau pour 52 kilomètres de marche à pied effectué entre Bécherel et mon point actuel. Intéressants ces chiffres car ils me donnent des points de repère et me permettent de me situer dans ce panorama où la vue porte très loin. Je ne peux qu'éprouver une certaine satisfaction en pensant à tous ces kilomètres parcourus depuis Bécherel.
Il est temps maintenant de rejoindre le GR situé à 5-6 kilomètres de ce point culminant. La route serpente entre bocages, pâtures et champs de colza. Le ciel est plutôt dégagé. Il y a bien quelques nuages blancs épars dans le ciel. Les arbres sont maintenant bien feuillus. Le vert a effacé le gris. Le vert, couleur de fraîcheur, de calme, de sérénité, d'énergie a vaincu le gris, couleur de tristesse, de solitude, de monotonie. Le printemps est là, définitivement. Seuls les chants des oiseaux brisent le silence. Mon pas est ferme, régulier sans aucune gène. J'aime cette marche limpide.
Mes pensées vagabondent. Je repense à mon trajet en bus hier entre Rennes et Saint-Launeuc. A mi-parcours, le bus s'arrête au centre-ville de Montauban-de-Bretagne. Monte une trentaine de lycéens qui s'éparpillent un peu partout dans le bus. Chacun s'installe seul dans son coin. A peine assis, voilà que chacun sort écouteurs et portable. L'un cherche un morceau de musique à écouter, l'autre consulte frénétiquement facebook, l'autre encore fait défiler sa messagerie. Chacun est dans sa bulle. Personne ne parle. J'étais seul dans le bus avant Montauban. Je suis toujours seul après malgré la trentaine de passagers présents dans le bus. A Saint-Méen, une dizaine de lycéens descendent du bus sans un seul regard, sans un seul mot l'un pour l'autre. Chacun part dans sa direction. Idem à Trémorel et Merdrignac, les deux villages qui suivent. Triste, ce nouveau monde connecté. Connecté mais déconnecté avec son environnement.
Toujours dans le bus hier, alors que j'observais le comportement de ces lycéens, la radio fonctionne et je ne peux éviter le journal de 17h00 sur Europe 1. Nous sommes mercredi et depuis la secousse des résultats du premier tour de l'élection présidentielle dimanche dernier, je me suis fixé une règle d'abstinence totale des médias. Plus de télé, plus de radio, plus de web. J'éprouve la nécessité absolue de faire une cure de désintoxication aux médias. Jusqu'à maintenant, j'ai tenu et je commence tout juste à ressentir les premiers effets bénéfiques. Mais voilà, il est impossible d'échapper aux médias. Ils sont omniprésents, même dans ce bus en pleine campagne bretonne. Macron et Le Pen ont rencontré les salariés de Whirlpool à Amiens. Et les commentateurs de commenter et d'administrer aux auditeurs les injonctions de vote. Me voici replongé involontairement et contre mon gré dans ce tumulte. Un sentiment de dégoût jaillit alors que j'étais si fier d'avoir réussi mon début de désintoxication. Avec leurs écouteurs sur leurs oreilles, j'envie ces lycéens qui m'entourent d'être sourds à cet endoctrinement. Les prochains votes, je voterai, toujours. Et je voterai, seul, avec mes propres convictions, sans avoir à expliquer, confronter ou justifier les raisons de mon choix. Nous, citoyens, sommes bien trop influencés par les médias et nos réflexions sont otages des commentaires des commentateurs.
Les kilomètres passent sans difficulté et je prends soudainement conscience que je fredonne du Charles Trenet ! Je cherche le titre de cette chanson et après un effort de mémoire, j'y suis : ''La mer qu'on voit danser le long des golfes clairs''. Pourquoi diable ce refrain-là dans la tête alors que je suis en pleine campagne ? Mystère. Peut être est-ce l'approche du terme de cette marche dans une dizaine d'étapes maintenant !
Je passe ensuite le long d'une grande parcelle de terrain dont un agriculteur est en train de retourner la terre en profondeur. La terre est belle, grasse et sans le moindre caillou. Les quelques pluies tombées chichement ces derniers jours ont rendu la terre malléable. Il y a bien un mot technique pour décrire l'odeur qu'exhale la terre quand arrive une première pluie après de longs jours de sécheresse : le pertichor. Les mots communs qui me viennent à l'esprit sont ceux de champignon et d'humus. J'aime cette odeur si particulière.
A suivre ...
Saint-Launeuc - La Chèze : 30 km / 7h (cumul 1363 km / 312h)
Département : Côtes-d'Armor (22)
Région : Bretagne
Paysage : ** (belle étape vallonnée à travers la campagne bocagère)
Météo : ciel légèrement couvert. 7°
Hébergement à l'arrivée : chambre d'hôtes
Le physique : le genou droit n'a pas apprécié cette longue marche
Le moral : une étape comme je les aime !
© Philippe MATHON